#65

Le bain des éléphants sur le Gange, Inde, 1956

Marc Riboud

A l’aube de sa vie de photographe, après s’être échappé d’une carrière d’ingénieur qui l’ennuyait profondément, Marc Riboud rêvait à autre chose. On le croit bien volontiers, et c’est au volant d’une Land Rover d’occasion qu’il partit pour un voyage initiatique vers l’Orient dans les années 1950. Obéissant aux conseils de ses amis photographes de l’agence Magnum qui lui serinaient You must travel ! , il traversa le Moyen-Orient pour atteindre l’Inde, pays-continent dans lequel il devait rester un an avant de poursuivre son périple plus à l’Est, vers la Chine. Car comme l’avait concédé Marc Riboud, dans les années 1960, l’Inde et la Chine étaient encore des terra incognita que les photographes pouvaient montrer.

Parmi les photographies iconiques que le photographe a réalisé durant son séjour sur le continent indien, celle du bain des éléphants dans le Gange, prise en 1956, demeure l’une de mes préférées. D’un format panoramique, plus rare chez lui, on y contemple une scène que l’on croirait échappée d’une des légendes du Ramayana ou du Mahabharata : sur le devant de l’image, une pirogue passe lentement ; à l’arrière, des éléphants, conduits par leur mahout, traînent paisiblement dans l’eau. Et quelle eau, celle du Gange, le fleuve sacré de l’Inde, qui revêt une signification religieuse particulière, comme le rapporte la légende du Bhagavata Purana : Au temps jadis, le Gange ne coulait encore que dans le ciel. Le roi Bhagīratha se livra à des mortifications inouïes pour obtenir que les eaux sacrées vinssent féconder la Terre ; mais, comme leur masse, en tombant, eût occasionné un nouveau déluge, Çiva, dans sa miséricorde, consentit à recevoir les eaux sur sa tête ; pendant mille ans, elles tourbillonnèrent dans les tresses de ses cheveux, avant de sourdre par sept sources aux flancs de l’Himalaya (livre IX, traduction : René Grousset).

De cette photographie, empreinte de sérénité, on cherche à deviner s’il s’agit de l’aube ou du crépuscule. Mais après tout, peu importe ; ce qui compte, c’est qu’il s’agit d’une bonne photo, même d’une belle photo, d’une image dont l’esthétisme, la composition, la forme et le fond nous conquièrent. Car de l’aveu même de Marc Riboud, avant toute chose, une photo doit avoir le pouvoir d’émouvoir.